Shin shin toitsu ho à Ramatuelle. Do-in sur la presqu'île de Saint Tropez. Ishikitaido.

Le Chevalier de Provence




IX - AU VENT DE LA STEPPE (suite)

« Vient ainsi l'instant, entre tous réjouissant, du lâcher. Tant pis pour les moins lestes à s'éparpiller derrière ou sous les carrioles ! Sur pied aussitôt et fou de rage, le jeune fauve ramasse tous les retardataires au passage. Mais plus il y en a qui mordent la poussière et plus le public s'esclaffe. Ça ne les empêche pas, d'ailleurs, d'y revenir avec les suivants.

Sevrés, les anoubles ont devant eux deux ans de liberté totale, avant de démontrer dans une arène s'ils sont ou non des taureaux de caste. Le marquis les essaie d'abord à l'improviste dans de petites courses de village où des amateurs seulement manient le razet. Ignorant encore les astuces du jeu, ils se dépensent à tort et à travers, au lieu de se réserver comme les vieux cocardiers. Mais la réputation des méchants ou des fougueux qui ont tout cassé n'est pas longue à se répandre.

Une importante correspondance s'ajoute, dès le printemps, aux autres occupations de Baroncelli ; c'est le moment de régler le calendrier de ses courses avec les sociétés taurines et les concessionnaires des diverses arènes. Beaucoup viennent traiter de vive voix, qui connaissent sa générosité et essayent, en se donnant pour des mécènes de la bouvine, d'obtenir des prix plus bas. Trop souvent couronnées de succès, ces roueries aggravent les difficultés du marquis qui ne gagne qu'en louant ses taureaux aux beaux jours de quoi les nourir toute l'année. Les épidémies aussi, les accidents, lui causent de lourdes pertes et, bien que son élevage surclasse tous les autres, que ses cocardiers fassent prime, il lui en coûte déjà, depuis la mort de ses parents, sa part d'héritage - palais du Roure compris. Du grand train des Baroncellis papalins, il ne lui reste qu'une couronne marquisale peinte, avec leur écusson barré de sang, sur un vieux char à taureaux que cahotent les pistes de la Camargue.

Une femme lui serait d'une grande aide à l'Amarée. Mais songeant aux tâches écrasantes qui y sont le pain quotidien, à l'angoisse des solitudes où gît ce bivouac rudimentaire, ses amis se disent que seule une Saintine grandie à la dure ou quelque solide fille des mas, comme la « Demoiselle », se résignera à un pareil sort.

Baroncelli jette son dévolu sur une fine et délicate parisienne.

Elle y passait ses vacances seulement, quand ils se sont rencontrés à Chateauneuf-du-Pape, près d'Avignon, où sa famille possède le domaine de Fine-Roche. C'est là qu'ils se marient peu après - le marquis en gardian, bien entendu, et deux rangs de cavaliers camarguais leur font la haie à la sortie de l'église. A l'instant même, il enlève la jeune épousée sur son cheval, le Pape, plus blanc que ses voiles, avec deux brins de fleurs d'oranger au frontal.

Leur voyage de noces, offert par les parents de sa femme, a été très attentivement organisé : Nice, Monte-Carlo, Gênes, Capri, Sorrente, avec des places retenues à l'avance dans les meilleurs hôtels. Mais le train s'arrête deux minutes à Arles.
- Si on descendait ? propose Folco.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Après une excursion à travers les majestueux décombres de la grandeur romaine, la nouv-




elle mariée se retrouve, pour y couler sa lune de miel, dans une cabane de chaume qu'un Arlésien vient de prêter à son époux : une unique pièce de terre battue et aux parois délabrées sur les garrigues du petit Badet qui sont bien les plus rases et les plus lugubres de Camargue ! Elle n'y entendra que le grésillement des cigales et un grillon triste, la nuit, sous son lit…

En comparaison, le désert de l'Amarée lui paraît presque hospitalier, à son arrivée, et d'un confort sybaritique le Mas où une délégation de manadiers lui remet le présent d'usage dans l'île : deux paonnes blanches sur les cornes d'une fourche. Les cornes, on le sait, portent bonheur…

Elle s'installe avec un courage charmant, fait sien sur-le-champ tous les renoncements de son mari et rompt avec Paris, ses pompes et ses œuvres, pour devenir modestement la châtelaine en sarreau bleu d'une bicoque des Saintes, sans un arbre ni un pouce de verdure autour. Trois fillettes vont y naître, qui recevront les prénoms mistraliens de Nerte, de Marguelone et de Frédérique. Son mérite est d'autant plus remarquable que la Tramontane, le Mistral et le « Mange-boue » coalisés lui ont réservé une réception de grand style. Leur sarabande infernale vrombit dans les nuages. Les deux Rhônes ont débordé ; la mer bouillonne aussi et s'écoule dans les pistes où l'on a de la boue jusqu'aux genoux.

Des gardes-chasse qui passent au galop hèlent le marquis. Nouveau sinistre, du côté de Roustan : un remorqueur marseillais, l'Elisa, est en détresse sur un banc de sable. Mais les sept hommes d'équipage, ce coup-ci, échapperont à la mort. A sept reprises, le cheval le Fouquet, monté par le gardian Jean-Pierre Plume, défonce comme un forcené les vagues de boue. Il plonge dans les remous et, ramenant chaque fois à la nage un des malheureux près de s'engloutir, le dépose dans la barque des douaniers, où la gentille femme, en cravate blanche, du chef Cartier les ranime avec un carafon d'alcool.

Le plus prompt coursier du moment, ce Fouquet, et le plus difficile - si chatouilleux qu'avec lui un cavalier à la main un peu dure est aussitôt emballé ; et rien alors ne l'arrête : ni canaux, ni murailles, ni même la mer ! - Mistral (Frédéric), dès que Baroncelli lui fait savoir que sept hommes doivent la vie au courage d'un cheval de la Camargue, constitue un dossier et l'envoie à Paris en réclamant la croix de la Légion d'Honneur pour le Fouquet. Mais cette idée - un peu trop chevaleresque - effare le ministre intéressé. Oubliant même Jean-Pierre Plume, il décore le brigadier des douanes qui a assisté au sauvetage sur la plage, sans même se mouiller les pieds !

Baroncelli, pendant ce temps, n'a eu de cesse que le manadier Dijol, propriétaire du Fouquet, ne le lui ait vendu.
- Soit ! Emmenez-le ! Comme vous, il est un peu tête folle. Vous vous entendrez bien !

Mais c'est à sa femme que le marquis en fait cadeau ! Et - surprise ! - un agneau ne serait pas plus docile et plus doux que le Fouquet, quand Mme de Baroncelli le monte. On pourrait même lui confier, pour ses premières promenades, la petite Nerte âgée de quatre ans, dans sa selle berceau. Il ne porterait pas le Saint-Sacrement avec une plus manisfeste conscience de responsabilité. » (Jean Des Vallières, Folco De Baroncelli : Le Chevalier de La Camargue p. 72-75)


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