Shin shin toitsu ho à Ramatuelle. Do-in sur la presqu'île de Saint Tropez. Ishikitaido.

Le Chevalier de Provence




VIII - LE MAS DE L'AMAREE

« Sa piété envers les Saintes de la Mer pousse Folco (de Baroncelli Javon) à s'établir en vue et sous la protection de la nef crénelée où le roi René de Provence et le Cardinal-Légat du pape ont procédé, en 1448, à l'invention de leurs reliques.

Le mas de l'Amarée qu'il loue d'abord - et qui restera sien si longtemps - est une fruste bâtisse, flanquée de quelques cabanes, dans la ''toundra' côtière. Il afferme les herbages amers que baignent les pertes du Petit-Rhône et, avec les fonds qu'il a réalisés, réunit les premiers éléments d'un troupeau. Rien que des bêtes sélectionnées dont le pédigree, établi par la filiation maternelle en Camargue, remonte jusqu'au début du siècle. Mais le jeune manadier, que tout de suite on appelle lou marquès et non pas le Maître, comme les autres patrons des mas, ne se borne pas à diriger cet élevage. Il se fait gardian, assumant presque seul un écrasant labeur où l'on ne connaît ni répit, ni vacances - pas même le dimanche que chôment les paysans.

Le dimanche comme en semaine, le marquis randonne à cheval autour de sa manade de cinquante juments blanches et de deux cents taureaux. Il les mène boire au Rhône, les déplace quand il n'y a plus sous eux de quoi les nourrir en suffisance, leur interdit l'espace qui appartient à autrui. Malheur à lui, si, trompant sa vigilance, un taureau franchit le fleuve pour s'en prendre aux génisses d'en face ! Neuf fois sur dix, les mâles coalisés de l'autre rive en feront de la charpie. - Gare aussi à la vachette ou bouvillon qui, s'éloignant du troupeau, le perdent et s'enfoncent dans les marécages ! Il faut jaillir aussitôt à leur poursuite, fouiller pendant plusieurs heures souvent d'obscurs méandres de brousaille et d'eau, les en dépétrer et les ramener. Sinon, les fonds mouvants ne les rendent jamais.

La sauvagerie des taureaux, de plus, provoque entre eux de fréquentes rixes. Ils ne lâchent prise que lorsque le vaincu, déchiqueté et les entrailles décousues, a rendu l'âme. L'odeur du sang imbibant le sol salé répand alors une panique meurtrière dans toute la manade qui pleure à vraies larmes, lance vers le ciel des plaintes déchirantes - et le pire peut arriver ! Au marquis encore de prévenir ce désastre en fonçant avec son trident, pour les séparer, dès que, tête basse, deux adversaires croisent les cornes.

Ces interventions supposent, bien entendu, une éducation préalable des taureaux, à qui quelques sérieux coups de lance dans le mufle ont apris à se méfier des cavaliers. Ceux-ci n'en ont pas moins tous les jours des attaques à esquiver ou à briser au fer. Rassemblée, la manade est relativement maniable. Un taureau isolé, par conte, a peur et son reflexe est de charger.

Contre les intemperies - et Dieu sait si la Camargue en est prodigue ! - le bétail n'y trouve d'autre abri que les sablières et de fragiles feuillages de tamaris. L'attention du maître s'attache tout particulièrement aux vaches solitaires qui vont mettre bas dans les roseaux. Elles y cachent leurs petits pendant quelques jours. Puis, un à un, les veaux rejoignent le troupeau et y attendent en groupe leurs mères qui accourent en meuglant, le soir, pour les allaiter.




A la même heure, une charette débarque, dans de grands sacs, les rations d'orge et de son destinées aux cocardiers des prochaines courses. Le marquis a préparé lui-même ce barbotage, la nuit d'avant, pour stimuler leur vigueur et il veille à ce qu'eux seuls s'approchent des longs bacs en plein vent où on l'a versé.

Ainsi doit-il être de partout à la fois et avoir l'oeil à tout. Commencées avant l'aube, ses journées se passent à épuiser au galop plusieurs chevaux dont les morsures de taons ensanglantent la robe liliale. Il vit assis dans sa selle-Camargue à haut troussequin, guêtré de houseaux de toile et les pieds chaussés d'énormes étriers, comme les gauchos. Aldébaran, l'étoile majeure de la constellation du taureau, celles du chemin de Saint-Jacques (les Provençaux nomment ainsi la voie lactée, en souvenir des pélerinages du Moyen Age à Compostelle), endiamantent déjà le ciel, quand il regagne son mas par un couloir de barrières, au bout duquel s'ouvre le « bouvau », arène rustique, également en palissades, qui, selon les circonstances, sert à enfermer des chevaux ou des taureaux.

C'est là qu'il commence le dressage des étalons (jamais on ne monte une jument en Camargue), là que, malgré leurs ruades, il leur passe pour la première fois une bride et qu'il en châtre certains, après les avoir abattus en les étranglant à moitié avec un nœud coulant.

Pas d'écurie. Ses chevaux dessellés, le marquis les entrave pour qu'ils ne s'écartent pas trop et il les laisse libres de s'arracher toute la nuit les dents, aux alentours, sur les courtes pousses. Quant au mas, sa vieille charpente craque de toutes parts comme un navire sur la mer. Quelques cellules blanchies à la chaux seulement autour d'une salle un peu plus vaste, la seule qui ait une cheminée, où mijotent indifféremment la bouillie des taureaux et le catigot d'anguilles pour les humains. Ni électricité, ni eau douce ; corvée avec des tonneaux, tous les matins, pour rapporter celle-ci du bourg.

Les seuls vivants avec qui fraie le moine de l'Amarée sont des pêcheurs saintins ou d'autres gardians aux visages boucanés et ravinés, comme lui culottés de peau de taupe, avec la musette en sautoir et, autour du cou, une longe en crin tressé, le « seden », qu'aucun choc ne peut rompre. Pas souvent rasés, mais imberbes, ils portent tous des surnoms - Gros-Bec, Belette, Boit-au-Baril, Face d'or, l'Empesé, le Soucieux ; les anciens, qui ont donné des preuves de leur expérience et de leur endurance, ont droit au titre de chefs. Mais comme tous les gens habitués aux méditations devant l'immensité, ils sont peu bavards ; des repas entiers se déroulent parfois - des figues fraiches de l'entrée au levraut final - sans qu'ils prononcent une parole.

Ces convives partis ou couchés, la bougie du marquis brûle encore tard sur la table rugueuse de sa cuisine. Car la campagne des félibres ne se poursuit pas sans lui en Avignon. Sur les instances de Mistral (Frédéric), il continue de rédiger l'Aioli, dont les bureaux sont en quelque sorte transférés aux Saintes - et un petit cahier de vers reçoit ses confidences de poète, tout à l'ivresse d'avoir réalisé son rêve. Ses travaux de la journée s'y transforment en poèmes qui distillent, comme un encens, les nostalgiques effluences de la Camargue. Blad de Luno, quand il les publiera sous ce beau titre provençal, ne sera qu'un cri de reconnaissance à son adresse et la plus pénétrante initiation au charme fatal qu'on y subit. » (Jean Des Vallières, Folco De Baroncelli : Le Chevalier de La Camargue p. 63-67)


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